Ce que je dois à la télé

J'ai mangé une religieuse au chocolat. Je peux commencer.

A toute berzingue
5 min ⋅ 22/12/2022

Vendredi dernier, j'écrivais un QQR, ce qui désigne, dans notre jargon du Parisien, un Qu'est-ce Qu'on Regarde, un article de 1200 signes sur un programme télé. Je me suis demandé pourquoi je visionnais entièrement "La poursuite infernale" de John Ford, un film que je connais, et pourquoi ça m'aurait rendu à ce point malade que mon petit texte ne soit pas tout à fait au niveau de mon émotion. 

Ce n'est pas une question d'ego. C'est que je dois tout à la télé. Au film du soir. Le même vendredi, j'ai regardé "Tout feu tout flamme" sur France 5, de Jean-Paul Rappeneau, avec Isabelle Adjani et Yves Montand. J'en ai parlé sur Twitter et des gens m'ont répondu que ce film était devenu irregardable. Presque un navet. Ca m'a indigné.

J'ai compris pourquoi. Adolescent, je ne jugeais pas les films. Ils me sauvaient la vie. Tous les soirs. C'était même le seul moment où je la voyais, la vie. Des gens qui se parlent et qui s'aiment. Comme Marthe Keller, un des grands amours cathodiques de mes quinze ou seize ans. Ou Isabelle Adjani dans "La gifle", qui restera toujours mon film préféré avec elle. Si vous trouvez ce jugement un peu léger, sachez que François Truffaut le partageait. 

Il est difficile de parler de la solitude. C'est un peu, j'imagine, comme l'alcool ou la pauvreté. L'odeur ne s'en va jamais vraiment. Du moins dans votre tête. La solitude m'a percuté vers mes treize ans et on s'est rarement perdus de vue depuis, même si j'arbore les signes extérieurs d'une sociabilité acceptable, avec conjoint, enfant, amis et collègues. Ce n'est pas le sujet. 

Le sujet, c'est que la télé m'a vraiment secouru, à une époque où je préférais marcher des kilomètres matin et après-midi à travers un désert de zones industrielles, en longeant plusieurs jours de suite un chat écrasé, de Palaiseau-Villebon à Massy-Verrières pour ne pas faire ces trois stations de RER où les autres lycéens verraient mon malaise et mon incapacité à donner le change. Je parle de quelqu'un qui n'osait même plus descendre en cour de récréation pour ne pas y afficher son isolement et restait en classe quand la cloche sonnait, avec deux ou trois autres qui n'étaient plus dans le coup, eux non plus. Un grand type triste au sourire gentil, et Arnaud, que je connaissais depuis le primaire et qui rêvait de devenir officier. Je parle d'un jeune gars qui n'était plus en capacité de se rendre à la cantine et de s'asseoir à une table. Trop peur. Surtout éviter les autres. Par tous les moyens. Une phobie. Une maladie dont certains ne se sortent pas.

Heureusement qu'il y avait la télé. J'ai passé de doux vendredis soirs grâce au Ciné-Club de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2 et de délicieux dimanches soirs en attendant la drôle de voix détimbrée de Patrick Brion qui lançait le Cinéma de Minuit sur FR3 à 22h30. Minuit c'était la fin du film, heureusement. C'est l'un des deux qui m'a fait découvrir "La poursuite infernale". 

C'est sûrement lié aussi à une enfance heureuse avant le grand plongeon dans le néant. J'étais souvent chez mes grands-parents, à l'autre bout du département, pour qui la télé était une institution. Un rituel. Mon père aussi, physicien et épistémologue à ses heures perdues, à l'époque des deux ou trois chaînes, regardait toujours le film du soir après sa journée de bureau, et avant de s'y remettre à la maison. Ce sont de bons souvenirs.

Pendant le confinement, je regardais presque tous les jours le film de 14h sur France 2. Plutôt que de la science-fiction, cette période de la pandémie m'a rappelé mon enfermement adolescent et la joie ou le soulagement, comme on fume une cigarette ou sirote un whisky, de ce relâchement de la pression mentale opéré par la télé.

J'en ai gardé quelque chose. J'éprouve un plaisir banal mais enfantin quand je rentre à temps et qu'il y a un bon film à 20h55 ou 21h10, le nouveau 20h30 d'avant. Je bénis souvent Arte et France 5 qui passent ce genre de classiques que j'aime, mais avec un horizon presque illimité. 

Par contre, quand je suis en vacances comme en cet instant, dans une location ou à l'hôtel, je n'aime pas la télé. Elle est trop petite et impersonnelle. J'arrive difficilement au bout d'un film. Elle n'est plus un cocon. 

J'ai acheté ma première télé, une Blaupunkt, en 1994, et je l'ai gardée 18 ans. Ca a été un déchirement qui m'a surpris moi-même de m'en débarrasser, quand les maillots rouges des joueurs de Liverpool ont commencé à baver et que l'image se dégradait. Il était hors de question de la jeter comme un encombrant. Elle marchait encore, et bravement à mon goût. L'enterrer avec les honneurs, peut-être ? On m'a poussé à la donner à une personne qui n'avait pas les moyens de s'acheter un téléviseur et qui en a été très contente. Ça a compté pour moi que ma vieille télé soit "adoptée" encore un moment par quelqu'un d'autre. Sa forme presque carrée et lourde, à l'écran incurvé, était devenue un doudou. La qualité allemande.

Je suis passé à l'écran plat et aux Japonais de Sony sur les conseils d'un ami. Ma télé date de 2012 et j'y suis encore si attaché que je traque le moindre signe possible de vieillissement. Ce n'est pas de l'avarice, mais je m'attache à certains objets ordinaires.

J'ai Netflix, mais je préfère souvent le film de 21h. On ne se refait pas. 

A toute berzingue

A toute berzingue

Par Yves Jaeglé

Journaliste culture au Parisien, écrit aussi bien sur Pierre Soulages que la Star Academy.