Pelé, celui qu'on ne verrait jamais

Ecrire à chaud, sur le plus grand footballeur du monde, parti avant qu'on ait le droit de voir la télé

A toute berzingue
5 min ⋅ 29/12/2022

Mais qui pourrait bien écrire légitimement sur Pelé? Pas moi. Pas les moins de soixante ans. Ceux qui l'ont vu jouer sans avoir atteint cet âge vous racontent un rêve. Personne ne peut parler de Pelé mais tout le monde s'arrête net en apprenant sa disparition, ce soir. Tout de suite en parler, même illégitimement, parce que ça vibre, trop fort, comme les entrailles d'un stade. Savoir que demain je me précipiterai au kiosque pour acheter L'Equipe qui lui consacrera un numéro entier que je garderai pour le restant de mes jours. Ce type d'événements. Pelé, c'était comme la panthère des neiges. On n'avait aucune chance de le voir, mais on savait qu'il était le plus beau au monde. Le plus rare. Il s'avérait aussi difficile de trouver de vraies images de lui que d'elles.

Quand je regarde mon premier match, il a déjà pris sa retraite. Il jouera encore, pendant mon enfance, mais comme au cirque, au Cosmos de New-York, à une époque où l'on ne savait même pas que les Américains pouvaient jouer au football. On respectait le plus grand joueur du monde qu'on n'avait jamais vu, qu'on ne verrait jamais, qui représenterait donc, pour toujours, le pur fantasme du footballeur. Une époque où l'on ne revoit pas les buts sur Twitter ou YouTube, où le ballon rond n'occupe pas les soirées des chaînes sportives du lundi au dimanche. Une époque où voir un match de foot reste déjà en soi un événement. Alors voir Pelé...

J'ai quatre ans lors de la Coupe du Monde 1970 et la seule chose que je sais, c'est que dans les années qui ont suivi, un film sur Pelé circulait, au cinéma, en couleurs. La télé, elle, était encore en noir et blanc. Mais j'ai dû voir ce film plusieurs fois. Edson Arantès Do Nascimento avait donc joué toute sa vie au Santos F.C., un club dont vous n'avez peut-être jamais entendu parler. Le Cosmos, c'était la fin et le début du fric. Pelé est le dernier joueur d'un football vraiment libre. Après lui, même Cruyff, le "Pelé blanc", refusera de disputer une Coupe du Monde pour une histoire de marques de chaussures, de contrat. Personne n'a jamais associé Pelé à l'argent, parce qu'il n'y en avait pas, quand il gagnait ses Coupes du Monde sans les monétiser.

Il suffit d'avoir vu une ou deux images de lui au cinéma pour s'en souvenir toute sa vie. Ce grand pont contre un gardien en Coupe du Monde, ce lob tenté depuis le milieu du terrain, qui n'avait pas été conclu par un but, mais un geste d'art, d'or. C'est curieux d'arriver juste après, et d'entendre parler constamment d'un homme avec qui on ne fera jamais connaissance, même devant notre téléviseur familial avec l'antenne râteau. En 1974, à la Coupe du Monde, l'équipe du Brésil était affreuse, et surtout comme morte. En deuil. La première fois sans Pelé, depuis 1958. Je sentais vibrer ce dernier jusque dans son absence. Un fantôme planait sur le terrain. La place du manque. Son nom restait sur toutes les bouches. Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Même un être qui restera à jamais un inconnu, pour tant d'entre nous.

Je n'ai connu, hélas, que le Pelé Ministre, le Pelé accusé d'arrangements plus ou moins clairs, le Pelé affairiste. J'ai vu sur une plateforme un documentaire récent où il apparaissait, déjà très malade. C'était trop triste. Je n'ai pas aimé. Qu'il reste insaisissable, l'homme aux mille buts. Le joueur noir venu d'un petit club brésilien qui a grandi avec lui et qu'il n'a jamais quitté, sauf cette ridicule escapade new-yorkaise, quand les Américains voulaient "acheter" le football.

On n'achète pas Pelé. Il ne se loue pas, ne se prête pas, et restera à jamais un nom et deux syllabes, comme ballon, football, corner. Oui, moi le fan de Maradona, je reconnais que Pelé est Dieu. On ne l'a pas vu mais on sait qu'il existe. Du moins, à travers lui, on croit au football. A jamais. Pourquoi cette envie de pleurer ? Pourquoi ce lien sans souvenirs ? Si encore j'avais vu le Brésil-France de 1958, où il a réduit les Bleus en bouillie, du moins c'est ce qu'on m'a dit, je ne sais même pas qui pouvait bien voir ce match, à ces débuts de la télévision. Le mythe se nourrit de ces trous noirs, de ces vertiges, de ces instants de grâce qui se sont déroulés sans nous.

Pelé n'est pourtant pas le premier. Et les Hongrois de 1954 autour de Puskas? Di Stéfano, Kopa? Oui, mais non. Pelé a commencé en même temps qu'eux ou presque mais il a tenu jusqu'à l'avènement de la télévision en couleurs, ce qui change tout. Elle restait très minoritaire, mais les images nous viennent de ce petit écran chatoyant au milieu duquel un joueur noir au maillot auriverde réussissait les dribbles dont nous n'aurions même pas oser rêver. Pelé, ce trait d'union entre le passé et nous. C'est comme s'il nous avait salué juste avant de partir. Nous étions tous brésiliens, pour lui, grâce à lui. Zico, Socrates, Rivaldo, Romario, et tant d'autres, parce que Pelé, le premier. Dieu, et Moïse. Ca fait beaucoup. Ca fait trop. Le football est mort ce soir, vive le football.

A toute berzingue

A toute berzingue

Par Yves Jaeglé

Journaliste culture au Parisien, écrit aussi bien sur Pierre Soulages que la Star Academy.