Il y a ceux pour qui le Dieu du football compte 13 syllabes : Edson Arantès Do Nascimento dit Pelé. J'ai même un collègue qui a appelé son fils Edson. Pour d'autres, pour moi, et je considère cela comme un fait et non une opinion, il en compte neuf : Diego Armando Maradona.


Si vous avez le moindre doute, allez à Naples. Allez-y pour une autre raison, les musées, les églises, la folie, les ruelles, les pizzas, la mozza, les îles, partout Maradona vous sautera au visage. Peintures murales, autels en pleine rue, dans les cafés mais aussi les églises, assemblages sophistiqués comme des œuvres d’art, on ne peut plus appeler ça marketing, même s'il se vend aussi en santons, en mugs, en chaussettes, en agendas 2022-2023 et même en boulettes de viande comme ce plat « Maradona » proposé dans une minuscule trattoria près du port. Maradona ici ressort à la fois de la dévotion, de l'art brut, de l'art contemporain, du besoin de le garder encore un peu et surtout à jamais présent dans la ville, dans la vie, notre vie.
Nulle part et en aucun autre temps on n'a assisté à une telle passion amoureuse entre un joueur, un club, une ville. Un coup de foudre : parce que c'était lui, parce que c'était elle. Naples suinte Maradona comme Maradona suintait Naples par le moindre pore de sa peau. Cet amour ne peut avoir de fin. Diego a quitté le club en 1991, et il est même mort, en 2020. Peu importe. Sept ans de mariage, sept ans de folie, des trahisons, un départ dans le tumulte et l’aigreur mutuelle après une affaire de dopage pour cocaïne. Tant d'affaires, de drogues, de mafia, mais d'abord une affaire de coeur, l'affaire d'une vie.
Maradona est au ciel, sur les murs de Naples, sur les fils tendus entre les venelles où flottent ses maillots et dans le marc de café, au fond du mug. Plus de trente ans après son départ. Non, on n'a jamais vu ni vécu nulle part une telle fidélité. A Naples, on se doit de prendre cet amour au sérieux. Peut-être, le jour où le club gagnera le Scudetto sans lui- « El dios » ou plutôt « D10OS » a mené le Napoli à ses deux uniques titres de champion, mais cet automne ce dernier est largement en tête de la Série A, qui sait, il existe peut-être une vie après Dieu- cette passion pourra-t-elle se partager sans cette angoisse du vide qui suit l'amour, cette petite mort.
J'aime comprendre longtemps après et j'aime qu'un footballeur, comme un artiste, ait une postérité, une œuvre et un ensemble de souvenirs et d'images qui s'y rattachent. Maradona est le Caravage du football. L'autre Napolitain de passage de la Renaissance incarnait quant à lui « La main de Dieu » de la peinture. Un tricheur et un joueur aussi. Un meurtrier même. Le génie ténébreux de l'art baroque a fui toute sa vie et Naples l'a caché. Ses peintures reposent dans les églises de la ville près des autels voués à Maradona. Si le football avait existé à la fin du XVIe siècle, nul doute qu'il serait venu dans les travées populaires du stade comme il peignait les joueurs de cartes dans les tavernes mal famées.
J'avais onze ans quand j'ai lu mon premier reportage sur Maradona qui en avait seize. C'était déjà une histoire de Coupe du Monde et déjà de boycott. Fallait-il jouer au pays de la junte de Pinochet? Maradona n'avait finalement pas été sélectionné, il avait dix-huit ans. En 1982, quand il a reçu un carton rouge contre le Brésil au Mondial espagnol -il n'y a pas que Séville et le 8 juillet 82 dans la vie d'un supporteur français de plus de cinquante ans- , je lui préférais Socrates et Zico, intellectuels ou esthètes du football. Lui était un surdoué capricieux, un enfant gâté.
En 1986, j'ai souri devant son but de la main puis j'ai compris quand il a dribblé six joueurs anglais pour
marquer le second et marquer l'Histoire. Sa légende était née. Sa double personnalité aussi. En 1990 je n'ai regardé aucun match de la Coupe du Monde et je n'ai jamais compris pourquoi (le snobisme de mes 25 ans, ma prétention à être un intellectuel qui regarderait le football de haut. Ou peut-être un veuvage après les années Platini, hypothèse plus séduisante).
En 1994 j'ai été émerveillé par son retour au Mondial aux Etats-Unis (et le mien devant ma télé), puis il a été exclu pour dopage à la cocaïne encore, avec lui ça a toujours été les montagnes russes mais ça montait tellement haut. Dans la vie aussi, on redescend parfois très, très bas. Maradona, c’est plus fort que vous. Dans la souffrance aussi. D'aucun autre joueur je ne pourrais dire que je l'ai aimé encore davantage après sa carrière que pendant. Mais aucun n'a suscité autant de documentaires, de séries, d'articles et de livres et sans que les années n'y changent rien.
J'ai son maillot du Napoli que je n'ai jamais porté mais que je conserve comme une relique.
Maradona, c'est Tony Montana, c'est la Mafia, c'est le port de Naples, la drogue et la prostitution. Il n'était pas un bon garçon ni un homme recommandable. Sa mort a peut-être été un soulagement à ses propres yeux. Sa dernière compagne avait quitté ce gros bonhomme fatigué et son parcours d'entraîneur était pathétique dans des clubs dont personne n'avait jamais entendu parler. Il s'était même ridiculisé en tant que coach de l'Argentique dans un match que je préfère oublier. Peter Pan n'a pas su vieillir. Pour cette raison aussi, je l'aime à jamais.