Ne me trahis pas, amigo

Il y a parfois dans un film quelque chose qui vous reconnecte pleinement à vous-même et à la grandeur, quand même, de l'existence.

A toute berzingue
5 min ⋅ 05/11/2022

Quelque chose d'imprévu. Un dimanche soir, je suis allé voir "L'innocent" comme tout le monde, un peu après tout le monde, j'ai adoré comme (presque) tout le monde. Les répliques de l'acteur qui joue le complice de Roshdy Zem me faisaient particulièrement rire. Je me demandais qui était ce type pas très jeune, un grand second rôle que j'aurais dû connaître. Je m'étonnais d'être passé à côté. Il ne me disait rien, cet homme à la présence évidente. Avec ce poids d'existence qui me touche toujours à l’estomac, comme un uppercut.
Arrive le générique de fin et ce nom, Jean-Claude Pautot. Comme un Rosebud. Je remets immédiatement ce visage, même si longtemps après. Cette manière un peu voûtée de se tenir. La franchise d'un regard qui est pourtant dans l'évitement. Jean-Claude Pautot, oui bien sûr.
Janvier-février 1986, j'ai vingt ans, c'est ma première année en école de journalisme et mon premier stage, au Progrès de Lyon. La chroniqueuse judiciaire me prend sous son aile. Je suis même un peu amoureux d’elle mais ce n’est pas le sujet. Elle m'emmène à tous les procès d'assises. J'adore ça, le romanesque et le tragique d'une vie, l'interrogatoire de personnalité des accusés qui ressemble à une psychanalyse publique.
Et il y a Jean-Claude Pautot. Quand il entre dans le box, je suis tout de suite séduit par son refus de faire semblant. Il assume un braquage sérieux dont j'ai oublié les détails. C'est un récidiviste. Un  professionnel. Un discret aussi qui répond frontalement aux questions de la Cour sans en rajouter. Au premier rang du public, ses parents et sa jeune compagne, que son avocat mettra maladroitement en avant pour garantir le désir de Jean-Claude Pautot de revenir un jour à une vie normale parmi les siens.

J'avais trouvé cette ficelle-là un peu grosse. Pourtant, quelques mois plus tard j'ai croisé ces mêmes parents et la jeune femme à Paris, rue Mouffetard. Ils marchaient silencieusement, un peu tristement, en mars ou en novembre, cela je l’ai oublié mais il faisait froid et nuit, et j'étais resté fasciné, pétrifié par leur apparition. Comme un signe, mais de quoi ? J'avais eu envie de leur parler brièvement, de leur dire que le procès et leur dignité m'avaient touché, de ne pas perdre espoir, mais je n'avais pas osé.

L'avocat n'avait finalement pas menti, la fille ne s'était pas seulement exprimée pour une tactique de défense. Elle faisait vraiment partie de la famille.
On ne pouvait pas imaginer qu'un homme qui enchaînait les condamnations de plus en plus lourdes s'en sortirait. Pour moi, il allait mal finir.
J'ai trouvé merveilleux de me remémorer tous ces souvenirs de jeunesse en voyant ce film, et admirable sa reconversion. En tapant son nom sur Google pour m'assurer que je ne faisais pas erreur, j'ai découvert qu'il était peintre, après avoir cumulé 28 ans de prison. Encore un signe : j’écris sur la peinture. J'ai espéré que ses parents avaient assisté à cette métamorphose.
J'ai ressenti une intensité venue de loin, comme une grâce. Si Jean-Claude Pautot s'en était sorti, et de quelle manière, je promettais de ne pas me plaindre pendant deux ou trois jours. Et de m'accrocher à quelque chose qui tient de la foi, même laïque. Croire en l'être humain, en notre capacité d'être digne de l'idée que l'on s'est faite de la vie, dans nos meilleurs moments.
Je voulais seulement remercier Jean-Claude Pautot. Elle valait la peine, cette séance de 17h40 qui n'était pas prévue à mon programme dominical, elle non plus. La chance tourne. J'aime cette expression.
Et puis je suis journaliste. Le lendemain, j’ai proposé au Parisien, mon journal depuis si longtemps, un portrait de Jean-Claude Pautot. Le film était sorti depuis trois semaines, mais ça valait la peine. Je n’aime rien tant que ces sujets qui n’ont rien à voir avec une actualité immédiate.

Ca n’a pas été facile, mais Pautot, qui vit dans le Sud, a accepté un whatsapp en vidéo. « Vers 11h ». Il avait déjà mis du temps à répondre, alors je me suis demandé si je lui parlerais vraiment, « vers » quelle heure. Il m’a appelé à 11h15. J’ai raccroché par maladresse. Heureusement il a décroché quand j’ai rappelé. Je sentais que le moindre détail pouvait tout faire rater. Je lui ai raconté mon souvenir de 1986. Il a souri : « Oui, c’était Martine, ma femme à l’époque ». J’ai évoqué la rue Mouffetard, il a encore souri : « C’est vrai, mes parents allaient manger rue Mouffetard ». Je lui ai dit que dans ma mémoire, il portait des lunettes, il a confirmé encore : « Je n’avais pas encore été opéré des yeux. Oui, des lunettes carrées ». C’est ça, de grandes lunettes carrées et un type taiseux face à la cour.

L’image était neuve comme la lumière d’après la pluie, après l’oubli, intacte, complète. J’avais effacé toute distance avec 1986. J’étais cet apprenti journaliste et lui ce braqueur de trente ans, desperado délinquant depuis déjà la moitié de sa vie. Il avait immédiatement proposé de se tutoyer, et ponctuait souvent ses phrases d’un « Tu comprends, amigo ? ».
Amigo. Je lui ai dit que j’aimerais bien voir ses peintures à Paris. « On boira un verre ou on mangera ensemble ». Mais il a ajouté : « Ecris ce que tu veux, mais ne me trahis pas ». Très léger malaise. J’ai bien compris qu’au pire, il ne me rappellerait pas si l’article ne lui plaisait pas. Il s’agit toujours d’être fidèle à une rencontre et à ce qui a surgi dans une conversation. D’être fidèle à ce mot, « amigo ».


A toute berzingue

A toute berzingue

Par Yves Jaeglé

Journaliste culture au Parisien, écrit aussi bien sur Pierre Soulages que la Star Academy.