Quand Annie Ernaux a remporté le Prix Nobel, j’ai immédiatement pensé à mon père, parti il y a trois ans. Il aurait adoré, souri, acclamé, et rappelé qu’il l’avait bien dit.


Peut-être pas qu’elle décrocherait le Nobel, mais qu’elle était une grande écrivaine. C’était en 1984 et j’avais accueilli son jugement avec un certain dédain. Sans l’avoir lue, évidemment. A la rentrée littéraire 1984, je suis en khâgne, et je travaille sur « Les égarements du cœur et de l’esprit » de Crébillon fils, au programme de Normal Sup. Comme si j’étudiais sérieusement. Au début de l’année scolaire, sans doute, avant de lâcher prise. Toujours ce problème de continuité dans le travail et le reste. Pas comme Annie Ernaux, tiens, elle qui n’a jamais rien lâché.
Je rentre chez mes parents le week-end, et un samedi de cet automne 84, mon père me parle de « La place », un grand récit social, me dit-il, personne n’a jamais parlé comme ça de ce qu’on n’appelait pas encore un « transfuge social ». Il vibre d’émotion et de conviction. Je j’écoute, parce que mon père, physicien, est un intellectuel et un grand lecteur qui m’a fait découvrir à quinze ans Kundera et Dostoïevski, mon grand virage après les lectures obligées du collège, de Pearl Buck à Ray Bradbury. Ca ne s’oublie pas, son conseil insistant de lire « Crime et châtiment » quand ma peau était mangée par l’acné. Mais ce petit livre d’à peine cent pages ? Je le lis d’une traite le dimanche après-midi, dans le confortable fauteuil de la mezzanine, avant de quitter l’Essonne douillette pour ma chambre de bonne parisienne. Je le dévore, mais je trouve que mon père exagère. Je passe à côté de « La place ». Et pendant trente ans je passe à côté d’Annie Ernaux.
Un jour j’ai lu « Passion simple », peut-être par voyeurisme après l’avoir feuilleté dans une librairie. Presque comme du porno, allez savoir. Je me souviens du mot « sodomie » qui m’avait émoustillé, pardon d’être honnête. Une femme qui racontait avec une telle crudité sa passion amoureuse et sexuelle pour un Russe marié, jusqu’à accepter à peu près tout de lui, ça m’avait impressionné. L’attitude plutôt que le récit lui-même. Je n’aime toujours pas vraiment Annie Ernaux à cette époque-là. Mais elle insiste, on dirait. Pour un article sur le film qui en a été tiré, je lis aussi « L’événement », récit impitoyable et imparable sur l’horreur de tomber enceinte sans l’avoir désiré au début des années 60 et le trauma d’un avortement clandestin au risque d’en mourir, mais j’éprouve plus du respect que de l’amour pour l’auteur, pardon l’autrice.
Il y a un an, un ami éditeur m’offre « Ecrire sa vie » qui réunit la plupart de ses récits. Avec un petit sourire, lui qui me connaît bien me dit « Je sais, tu crois que tu ne l’aimes pas, certaines de ses déclarations t’agacent, mais tu vas voir ». Je lui fais toujours une confiance absolue.
Je lis « Les années », qui passe pour son chef-d’œuvre, et c’en est un. Puis sort ce printemps « Le jeune homme », éreinté et moqué au Masque et la Plume, pour sa brièveté. Déjà qu’elle n’écrit jamais long, mais là, ça ne doit pas faire plus que quatre pages du Monde. N’empêche, me voilà à nouveau bluffé, et même charmé, par sa folle liberté de sexagénaire qui vit une liaison avec un étudiant qu’elle entretient, avec un plaisir non dissimulé. Un récit de ce type ne serait plus possible dans l’autre sens aujourd’hui, mais décidément, le cran d’Ernaux m’impressionne. Cette femme vit sa vie et fait ce qu’elle veut.
Je me mets à tout lire ou relire, et l’évidence m’envahit : mon père a raison, je l’aime, cette femme, et puis elle n’a pas un seul style mais plusieurs, elle a ses périodes comme les vrais artistes. Je suis stupéfait quand je lis sur Twitter que si Ernaux a décroché le Nobel, Musso pourra l’avoir un jour. Mais pourquoi tant de haine, voire d’imbécilité ?
Et vient la rencontre. Le 18 novembre, avec une collègue, je me rends à Cergy, chez elle, pour la grande interview, à l’occasion du Nobel et du film « Les années Super 8 » réalisé par son fils, pour lequel elle a écrit un texte. Heureusement que j’ai tout relu, parce que parfois elle me dit que je me trompe dans mon analyse, et je souris. Il faut être à l’aise dans une interview.
J’ai écrit ce texte pour une seule anecdote. Au moment de se quitter, je lui tends « L’écriture comme un couteau », pour une dédicace, en lui disant : « C’est mon père qui a été le premier à me dire que vous étiez une grande écrivaine. Une histoire de père et de fils ». Sous-entendu : elle venait de dire que son Prix avait déclenché la ferveur « chez les femmes », j’avais ajouté « pas seulement ». Elle sourit. Dans l’interview, elle avait parlé de sa proximité avec le communisme à une époque, sans être encartée, et avait cité les Editions Messidor. Mon père y a publié, je le lui dit. Un intellectuel communiste. Je garde sa dédicace comme un immense cadeau : « Pour Yves Jaeglé, avec une certaine émotion en pensant à votre père, et amitié !». Sans lui, me serais-je retrouvé un 18 novembre à Cergy, tout au bout du RER, au bord d’un lac artificiel, dans la maison d’Annie Ernaux, devenue Prix Nobel 38 ans après qu’il l’ait repérée ? Les émotions se bousculent. Je me souviens aussi que le Russe de « Passion simple » garait sa voiture devant le jardin, dans la ruelle. Là où je me trouve. Tout se trouble comme de l’eau, une forme de voyeurisme et d’immense respect. Je me dis qu’Annie Ernaux n’est pas une vieille dame, mais une éternelle jeune fille. Et que mon père lui aurait peut-être bien plu, avec sa gueule de jeune premier et ses idées littéraires et politiques. C’est bizarre. Mais maintenant, Annie Ernaux fait vraiment partie de ma famille littéraire. Des proches. Des très proches même. La littérature, c’est comme les rencontres : l’attraction ne s’explique pas. On en prend acte, avec une sorte de gratitude.