Envoyé spécial à Locarno. Pas mal. Moi je trouve que ça a de la gueule sur mon CV.


C’est un festival de cinéma « d’auteur » dont la devise est « Cinéphilie sans limite » ou pour être exact « Cinephilia Unlimited », le gros plan qui apparaît avant chaque générique. Ca me plaît et je me sens plutôt fier d’y avoir été invité quelques jours cet été. La Suisse italienne, la dolce vita, les glaces Stracciatella pot médium (je ne sais plus comment ils disent en italien, je me contente de montrer le pot du milieu et d’opiner quand ils me fixent surpris, oui oui, que de la stracciatella, oui uniquement, pas d’autre parfum, je suis un obsessionnel, un maniaque, mais en italien je ne sais pas dire et avec le sourire qui irait bien, et puis les glaces j’en ai fait le tour, je connais mon parfum, ma drogue, le sucre sans quoi je n’avance pas dans ma vie ni ma journée) entre deux projections. Ce matin, ça commence à 9h avec un documentaire autrichien sur l’élimination (ou pas) des déchets dans le monde, un beau film ardu, sans aucune voix off ni explications.
Les images parlent toutes seules, mais suis-je bien sûr d’enchaîner avec un film du Honduras juste après, à 11h30, après avoir avalé un sandwich (à 11h15 oui et alors), parce qu’après la seconde projection, dans un festival tout est calculé et millimétré, même le plus trivial, tout ce qui sera bon et dans mes moyens aura disparu des étalages, et aussi parce que je déteste avoir faim, et dans un festival à 4, voire 5 films par jour, des rencontres, on ne sait jamais quand on va se recharger. Les glaces ne me suffisent quand même pas.
J’hésite vraiment à aller voir ce « 90 minutos » de 11h30, et si je faisais plutôt une pause avant d’enchaîner à 14h ? Et puis non, il fait trop chaud dehors et je déteste rester à l’hôtel. Le producteur américain de ce film hondurien lâche les mots « soccer » et « religion » dans son pitch de présentation auquel je ne comprends pas tout, mais je saisis enfin que « 90 minutos », c’est le temps d’un match. Je me réveille d’un coup, un petit peu. Le foot, c’est ou ça a été ma vie. Le film commence. Quand c’est bien, ça se voit tout de suite, en trois secondes, surtout dans l’épuisement d’un festival. C’est très bien. Très très bien.
Et tout d’un coup un truc s’ouvre en moi un peu comme la mer rouge devant les Hébreux, enfin presque. Totalement, comme un flux de conscience, de souvenirs, d’émotions, de rage et de paix avec moi-même. Dans ce film qui parle de football et du Honduras, mais de manière diagonale, sans aller droit au but, avec des passes cachées et des ouvertures inattendues, bref pas du tout un film de fan de ballon rond classique, je pense être le seul spectateur dans la salle à avoir compris au bout de cinq minutes des allusions qui ne sont même pas dites clairement dans le film : 1982, la Coupe du Monde en Espagne. Ca ils ne le disent même pas, mais puisqu’il s’agit de « notre seule Coupe du Monde », j’ai compris.
Et tout en continuant à savourer ces trois histoires entrecroisées autour de la passion de ce sport, de la violence des supporters, de la misère, de l’immigration, de la vie, un souvenir d’adolescence très net et violent me revient. Je suis percuté de plein fouet. Voilà ce que je vais raconter en quelques mots. A la fin août 1981, j’ai seize ans tout juste, j’ai passé un été de merde, un de plus, un de trop, depuis la fin de l’enfance et ces années floues où l’on n’est plus ce gentil gamin et pas encore cet adulte à peu près présentable, tout seul pendant deux mois dans l’appartement familial, et il n’y a aucune solution. J’en suis sûr, rien à tenter, c’est mort. Je vais me tuer. Je l’ai décidé l’avant-veille de mon anniversaire, j’étais tout seul. Je cherche une manière, un lieu, je retarde, mais je suis sûr de moi. En puis en septembre, j’entends ce mot « Honduras », à la télé, « le dernier pays qualifié pour la Coupe du Monde en Espagne l’an prochain, et c’est une surprise ».
Je suis hyper triste, parce que je pense que je ne la verrai jamais, cette Coupe du Monde, moi qui ai grandi avec Cruyff en 74 et Kempes -et Platini, Rocheteau- en 78. Celle de 82, ce sera sans moi, déjà. Je ne veux plus avoir à parler, à sourire, à aller au lycée, à espérer séduire une fille un jour ou me faire des potes, non, j’ai renoncé. Je veux juste m’en aller, pour de bon. Mais le Honduras en Coupe du Monde, je vais rater ça, vraiment ? Je me revois devant la télé, ma tristesse, comme si je comprenais dans ce désastre absolu de mon adolescence que j’avais encore une passion : le foot. Honduras, un mot tout sauf anodin pour moi. Presque un « Rosebud ». Finalement -je ne me suis vraiment pas foulé pour cet adverbe, pardon- je ne me tuerai pas, ni ce mardi de début octobre, ni ce dimanche de fin octobre, les deux dates « prévues ». Ce n’est pas le foot à lui tout seul qui m’a peut-être sauvé la vie, mais un extrait du Lagarde et Michard lu le samedi soir, avant ma « dernière nuit » supposée, avant mon train prévu le dimanche matin pour les falaises de Fécamp : « Le suicide est le seul problème philosophique sérieux », de Camus. Je comprends que je préfère lire sur le suicide et y réfléchir que passer à l’acte. Ce sera mon mantra toute ma vie, désormais longue, de père de famille.
Honduras est un mot qui compte pour moi. Et vous savez quoi ? Pour vous aussi, si vous avez plus de quarante ans et savez la charge affective d’un autre mot, « Séville », le légendaire France-Allemagne de 82. Tous les souvenirs se bousculaient en même temps pendant le film, comme si on avait rallumé un très vieil ordinateur et que le disque dur se lançait en crachotant. Ca me revenait comme une suite de lumières, de précisions absurdes : si au premier tour de cette Coupe du Monde, le Honduras n’avait pas fait match nul avec l’Espagne qui jouait à domicile et avait été avantagée par le tirage au sort, c’est nous, la France, qui serions tombés dans le « groupe de la mort » au 2e tour, nous et non pas l’Espagne qui a tout gâché par ce match nul. Sans le Honduras et son match nul, la France en tout cas ne serait pas tombée dans la poule qui menait à l'Allemagne en demi-finale. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. La légende tient à peu de choses, comme la vie.
La dernière histoire de ce film de fiction évoque la star hondurienne de 82, Jorge « Tigre » Ramirez, fêté quarante ans plus tard pour cette unique qualification en Coupe du Monde. L’acteur vieillissant qui le joue est magnifique. Ca fait beaucoup pour un petit film projeté 11h sur le Honduras que j’ai failli zapper parce que dans un festival, il faut ménager ses forces, non ? « 90 minutos ». Les minutes d’une vie.