La Coupe du Monde et moi

Premiers souvenirs, 1974. Je vais avoir 9 ans et prendre ma première licence en poussins à l'USP. C'est du sérieux. Seul le football m'intéresse dans la vie, à un seuil pathologique.

A toute berzingue
7 min ⋅ 09/12/2022

À l'époque on projetait encore des films sur la Coupe du monde au cinéma. Mes grands-parents m'avaient emmené dans une salle d'Étampes voir une anthologie de la Coupe du Monde 1970. La dernière de Pelé. Mon émerveillement sur grand écran. Mais déjà ma nostalgie : Pelé avait arrêté sa carrière et je ne le verrais jamais en vrai, en direct. J'ai toujours su moi aussi que j'étais né trop tard dans un monde trop vieux. Mes grands-parents vénérés s'étaient endormis dès les premières images et ronflaient bruyamment dans ce petit cinéma de l'Essonne, mon département, mon point de départ dans la vie. J'en ai été stupéfait plus encore que choqué. On pouvait s'endormir devant cette folie des dribbles de Pelé ? Je me revois comme hier assis dans cette salle à côté de mon grand-père. C'était le home-cinéma avant l'heure, pour le foot.

De cette Coupe du Monde 1974 et du maillot orange de Cruyff, je ne garderai ensuite que des souvenirs en couleurs, alors que nous avions une télé en noir et blanc.
Deux drames : je pars en colonie de vacances quand débute le deuxième tour. C'était à la dure, pendant un mois en juillet, sans télé ni même transistor. Je lis religieusement les articles découpés dans l'Humanité-j'ai eu la chance d'avoir des parents communistes- que mon père m'envoie dans la Nièvre par la poste avec plusieurs jours de retard sur les matchs. Et la Hollande (je ne disais pas les Pays-Bas) perd en finale contre la RFA. Je ne sais toujours pas si je m'en remettrai un jour. Comme d'un premier amour.

1978: ce qui me reste, c'est la finale, vue pour la première fois sur une télévision en couleurs dont mon grand-père avait fait l'acquisition. Cruyff ne joue plus, mais la Hollande perd encore. La vie m'écœure définitivement. C'est sans appel. 

1982: Séville écrase tout comme un souvenir-écran. En réalité je suis un adolescent dépressif et survivant, cette compétition me ressuscite un instant. Je n'oublierai jamais la rage de Maradona, le désespoir des Brésiliens, et le triomphe radieux des Italiens. Alors Jean-Luc Ettori face à Dino Zoff, non, ne plaisantons pas, les meilleurs ont gagné. La légende, ça va un moment. Je préfère la réalité.

1986: je n'habite plus chez mes parents, n'ai pas vraiment de copains, suis en hypokhâgne, ne sais plus où regarder les matchs. Bonheur fou chez ma soeur quand Rocheteau fait la passe suave à Platini qui élimine l'Italie. Les deux joueurs préférés de mon enfance, qui m'accompagnent depuis plus de dix ans. J'ai grandi avec et grâce à eux. Je ne verrai pas l'atroce remake France-RFA en demi-finale : les freins de la vieille Simca break que conduisait mon frère vers la télé de mes parents en Essonne (bien sûr) lâchent sur la bretelle d'autoroute porte d'Orléans. Portes de l'enfer: on attend la dépanneuse pendant que la radio crache le but allemand, puis la défaite. Une catastrophe. J'ai l'habitude. 

1990: je ne regarde aucun match. Je me prends pour un autre. Pas envie d'en parler. Ma stupidité me fait rater la demi-finale à Naples où Maradona l'Argentin joue à domicile contre l'Italie. J'ai l'habitude aussi de dormir pendant que l'Histoire se fait. Un ratage complet.

1994: mon grand retour à la vie et à la Coupe du Monde. Je viens de rencontrer ma première femme et sa bande d'amis, un peu comme si j'avais été adopté. Je suis reconnaissant de tout, j'aime tout et tout le monde, je regarde tout. La France n'y participe pas, c'est finalement mieux pour mes nerfs. Mon héros s'appelle Hagi le roumain. Mais ils perdent contre la Suède. Rien ne va jamais. La frustration de ce quart de finale là, Suède-Roumanie, je m'en souviens encore comme si je venais d'éteindre la télé.

1998: ça, tout le monde le sait. Qu'ajouter? Que j'ai commencé le jogging parce que j'avais lu qu'Aimé Jacquet courait 50 minutes avant le réveil de ses joueurs. Je n'ai plus jamais arrêté depuis 24 ans maintenant. Le lendemain de la finale, vue avec les mêmes amis qu'en 1994 (je divorcerai un an plus tard et perdrai tout à nouveau, et du coup la finale de l'Euro 2000 et le but en or de Trezeguet, ce sera dans la solitude d'un petit studio), je marche deux heures le long du Golfe du Morbihan pour trouver l'Équipe. Épuisé. Une buraliste finit par me dire devant ma mine désespérée : allez prenez le mien. J'aime les gens depuis ce moment.

2002. Mauvais souvenirs. Le divorce est prononcé, je me remarie juste après la finale, mais je ne maîtrise pas grand-chose et l'Équipe de France non plus. Je suis content pour Ronaldo, le vrai, comme on dit. Pour le reste, passons.

2006. J'ai eu quarante ans. C'est raide. Le coup de rein de Ribery contre l'Espagne, image sublime comme si des ténèbres surgissaient la lumière, contre toute attente et toute logique. J'ai haï mon chef de service : il m'a fait regarder la finale France-Italie avec les VIP de TF1 à qui je devais demander leur avis pour un reportage dans son jus transmis avant la fin du match avec un problème de connection. Je me souviens davantage d'Amel Bent et de Stomy Bugsy que du coup de tête de Zidane. J'en pleure encore. Comme de ces tristes et mythiques adieux. Comment Buffon a-t-il arrêté sa tête, la vraie?

2010: s'il vous plaît, n'en parlons plus jamais.

2014: souvenirs merveilleux, comme 1974 et 1994 (les années en 4, pour moi?). Le 7-1 de l'Allemagne contre le Brésil au Brésil. L'une des plus belles équipes de tous les temps. J'aime l'Allemagne et je n'en reviens pas. J'admire aussi Angela Merkel. Sans aucun doute, j'ai vieilli. 

2018: je me revois dans un café de Quimper où je viens de regarder France-Argentine, la folle chevauchée de Mbappé et la "frappe de bâtard" de Pavard. Le cafetier passe "I will survive" à la fin du match. Je souris tout seul. Je me demande s'il n'est pas temps d'être heureux pour moi aussi. I will survive. Ce long week-end-là est l'un des plus beaux de ma vie. Je prends des TER en Bretagne pour voir des expositions. C'est mon boulot, je suis payé pour ça. Et si un jour j'arrêtais de me plaindre et de dépendre à ce point des psys ? Une parenthèse enchantée. Première Coupe du Monde sur Twitter aussi. J’au toujours été en retard pour à peu près tout. Maintenant, on ne regarde plus jamais un match vraiment seul.

2022: l'idée du boycott a vite été balayée par cette passion née en 1974. Ma famille communiste a bien suivi la Coupe du Monde de Pinochet en 78, alors que nous avions vécu la mort d'Allende comme un deuil personnel, même moi à huit ans. J'enrage de n'avoir pas réalisé que Poutine était déjà un monstre en 2018 et qu'il avait envahi la Crimée depuis quatre ans et mis le Donbass à feu et à sang alors que nous fêtions les Bleus à Moscou. La vie est écœurante. Je voudrais lire ce livre de 500 pages sur l'histoire de l'Ukraine depuis le 16e siècle dont parle Le Monde des Livres, vraiment. Mais là je tourne à deux matchs par jour, pardon. Et à l'heure où j'écris, les Bleus vont affronter l'Angleterre. Et si on arrêtait tout? Une défaite, je ne veux même pas l'apprendre. Il n'est pas pire mauvais perdant que moi.

 

 

A toute berzingue

A toute berzingue

Par Yves Jaeglé

Journaliste culture au Parisien, écrit aussi bien sur Pierre Soulages que la Star Academy.